Nicolas-Auguste Paillieux

C'est avec un profond sentiment de tristesse que je vois paraître aujourd'hui, sans que M. Paillieux soit là pour en recevoir le premier exemplaire, la troisième édition de ce livre, dont mon regretté collaborateur avait suivi avec tant d'intérêt la préparation, et qu'il n'a pas eu la joie de voir publier avant sa mort.

Malgré son âge avancé, M. Paillieux avait conservé une verdeur qui me faisait espérer, pour de longs jours encore, son active et précieuse collaboration à notre œuvre commune, poursuivie pendant plus de vingt années.

C'est, en effet, en 1876, que M. Paillieux me fit l'honneur de m'associer à ses travaux. Attirés l'un vers l'autre par une similitude de goûts dans les études, nous ne tardâmes pas à nouer des relations amicales qui ont été l'un des plus grands charmes de ma vie.

Je n'oublierai jamais les joies que j'ai éprouvées dans le commerce de cet homme de bien, d'une vive intelligence, ardent, doué au plus haut degré de l'esprit de recherches, d'une remarquable droiture de caractère et d'une exquise bonté.

Grâce à, lui, j'ai pu poursuivre pendant près d'un quart de siècle, des études qu'il m'eût été impossible d'entre- prendre seul.

Les termes me manquent pour exprimer toute la reconnaissance que je dois à cet excellent homme qui m'honora de sa confiance et de son amitié.

Étant donné la part que j'ai prise dans les travaux de M. Paillieux, il ne m'appartient pas de porter un jugement sur l'œuvre qu'il a accomplie. Je ne puis dire qu'une chose c'est qu'il fut un amateur passionné et désintéressé, pratiquant l'Horticulture dans ce qu'elle a de plus utile pour l'humanité : la recherche dans ce de qu'elle nouvelles a de plantes alimentaires ; et que la plus grande joie de sa vieillesse fut devoir entrer dans la consommation courante le Crosne dont il avait été l'ardent propagateur.

Cependant, pour rendre à sa mémoire l'hommage qui lui est dû, je reproduis ci-dessous un article qui a paru dans la Revue Horticole du 16 avril 1898, sous la signature de son directeur, M. Bourguignon, article que je publie intégralement, malgré les phrases trop élogieuses qui m'y sont personnellement consacrées.

Paris, le 2 janvier 1899.

D. Bois.

Fleuron

La Revue horticole a annoncé, dans son numéro du 16 février, la mort de M. A. Paillieux, décédé à Paris à l'âge de 85 ans ; mais la courte notice qu'elle a pu insérer dans sa chronique de quinzaine ne saurait suffire, au regard des services rendus par cet homme de bien, non seulement à l'horticulture française, mais au pays lui même, car c'est bien en ces termes qu'on doit qualifier, ce nous semble, l'introduction et la vulgarisation d'un nouveau légume.

Si nous recherchons quelles sont les plantes alimentaires nouvelles introduites dans nos jardins depuis un siècle, nous verrons qu'il en est trois seulement qui peuvent être considérées comme présentant un certain intérêt: l'Igname de la Chine, qui s'est peu répandue pour des raisons diverses ; le Cerfeuil bulbeux, d'excellente qualité, mais d'une culture très aléatoire ; et enfin le Crosne.

C'est grâce à M. Paillieux, c'est grâce à ses patientes recherches et à ses efforts persévérants, que le Crosne est aujourd'hui répandu non seulement en France, mais dans tous les pays d'Europe ; et chaque année la consommation de cet excellent légume devient plus considérable.

À Paris, le Crosne figure maintenant tout l'hiver non seulement chez les fruitiers, mais dans les voitures des marchands des quatre savons; et son prix est devenu accessible à tous. C'est que le Crosne réunit des qualités de premier ordre: rusticité absolue sous notre climat ; culture extrêmement facile ; production très abondante ; préparation culinaire simple et rapide ; bel aspect, saveur agréable ; et enfin grande richesse en substances facilement assimilables, qui le rendent précieux pour les estomacs délicats.

Si le service rendu par M. Paillieux est réellement aussi grand que nous le disons, comment donc se fait-il que non seulement son nom soit resté à peu près inconnu du public, mais que lui-même n'ait jamais reçu des Sociétés qui ne devaient pas ignorer ses travaux, ou des pouvoirs, ni encouragements, ni récompenses d'aucune sorte ?

Il faut en rechercher la raison dans la modestie véritablemant exceptionnelle de ce travailleur silencieux.

M. Paillieux avait pour lui-même horreur du bruit, horreur des réclames tapageuses ; et malheureusement tout cela est nécessaire pour attirer l'attention. Il ne demandait pas mieux qu'on parlât du Crosne, qu'on en dît tout le bien qu'il méritait, mais à la condition qu'on ne s'occupât que du légume, sans prononcer le nom de son vulgarisateur.

Ce que nous n'avons pu faire du vivant de M. Paillieux, nous avons le droit de l'essayer maintenant et nous considérons comme un devoir de rendre à sa mémoire l'hommage qu'elle mérite, en disant ce qu'a été M. Paillieux, ce qu'ilafait, comment il adirigé ses recherches, et en essayant de jeter un peu de lumière sur cette vie de probité et de travail utile.

M. Paillieux, né à Paris le 10 septembre 1812, fut destiné au commerce et à l'industrie, dès qu'il eut terminé ses études classiques.

Nous n'avons pas à nous occuper ici des qualités sérieuses qu'il montra dans les affaires: intelligent, laborieux et actif, il vit rapidement prospérer la maison de tulles brodés et de broderies qu'il dirigeait.

Nous dirons seulement que c'est sous la raison commerciale PaillieuxSalats que s'est créée, vers 1840, à Saint-Pierre-1 ez-Cal ais, l'indusirie des tulles de coton imitant la dentelle, dont la fabrication est devenue si importante depuis lors.

Ayant quitté les affaires en 1871, M. Paillieux, qui s'était toujours occupé de jardinage dans ses moments de loisir, se consacra entièrement à l'horticulture. Il allait passer les étés près de VilleneuveSaint-Georges, dans ce petit village de Crosnes, dont le nom. jusquelà ignoré, est aujourd'hui populaiie, puisquec'est lui que M. Paillieux a choisi précisément pour donner un nom usuel au Stachys affinis.

M. Paillieux, dès qu'il fut installé à Crosnes, voulut donner à sa passion pour le jardinage un but utile, et résolut de se livrer à la culture expérimentale de toutes les plantes, rares ou peu connues, auxquelles on pouvait supposer des propriétés alimentaires.

Dès que ses cultures furent installées, M. Paillieux en confia l'entretien à M. Véniat, jardinier expérimenté, dont le nom doit être prononcé ici, parce qu'il demeura pendant vingt-cinq ans à son service, et fit preuve d'une réelle intelligence dans l'exécution des travaux dont il était chargé.

Devenu membre de la Société nationale d'horticulture de France en 1875, M. Paillieux présenta à la Société, en 1876, les premières plantes obtenues dans son jardin de Crosnes, notamment le Souchet comestible (Cyperus esculentus), dont les tubercules servent, en Espagne, à faire une boisson appelée Chufa.

C'est à cette époque que M. Paillieux fit la connaissance de M. Bois, alors préparateur de botanique attaché aux herbiers du Muséum, qui devint tout de suite et resta, jusqu'à la fin, son collaborateur assidu pour la recherche et l'étude des plantes utiles.

Le choix de ce collaborateur suffirait à montrer combien M. Paillieux savait juger la valeur des hommes. Savant botaniste, connaissant le mode de végétation et les propriétés des plantes, M. Bois avait en outie les qualités d'ordre et de méthode indispensables pour la bonne conduite des expériences. Je m'arrête, car notre excellent ami et collaborateur, M. Bois, est, lui aussi, un modeste, et il ne pardonnerait pas à la Revue de dire ici tout le bieChapitre
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n qu'elle pense de lui.

Dès 1876, MM. Paillieux et Bois entreprirent des expériences pour rechercher s'il ne serait pas possible d'augmenter le nombre de nos trop rares légumes d'hiver, en soumettant certaines plantes à l'étiolage, pour obtenir des produits analogues à ceux que l'on tire de la Chicorée sauvage, et qui sont si recherchés, sous les noms de Barbe de Capucin et de Witloof (Endive).

Partant de ce principe que les parties que nous recherchons dans les légumes sont généralement celles qui sont soustraites à l'influence de la lumière, ils cultivèrent dans l'obscurité, pendant deux hivers consécutifs, un grand nombre de plantes qui leur paraissaient de nature à pouvoir être ainsi rendues utilisables.

Les résultats de ces expériences ont été consignées dans un petit livre intitulé Nouveaux légumes d'hiver, qui parut en 1879.

Dans cet ouvrage, les auteurs recommandent la culture de diverses plantes, pour l'ublenlioll d'étiolats, qui pourraient constituer un nouvel élément pour l'approvisionnement de nos tables.

M. Paillieux ne tarda pas à élargir ses expériences en les appliquant à l'étude des plantes alimentaires utilisées dans les divers points du globe, mais encore inconnues en France.

Alors commença une campagne de correspondances et de démarches, à laquelle il faudrait vraiment avoir assisté pour y croire.

C'est par milliers qu'on pourrait compter les lettres sans réponse, et les démarches sans succès ! Cependant, il fit tant et si bien qu'il finit par intéresser à ses recherches les voyageurs naturalistes, les botanistes, les directeurs de jardins coloniaux français et étrangers, les consuls, les missionnaires et certains grands établissements horticoles qui devinrent ses pourvoyeurs en graines et en plantes vivantes (1).

(1) Afin de donner une idée du nombre et de la qualité des correspondants dont M. Paillieux a reçu des envois de graines ou de plantes, nous publions ci-dessous la liste des principaux :

Europe France. — Muséum d'histoire naturelle.

— Société nationale d'acclimatation.

- Maison Vilmorin-Andiieux et Cia.

— Dr Sagot, auteur du Manuel des cultures tropicales.

— M. Naudin, directeur de la villa Thuret, à Antibes — M. Blanchard, directeur du jardin botanique de la Marine, à Brest.

— M. Planchon, directeur du jardin botanique de Montpellier.

— M. Ed. André, rédacteur en chef de la Hevue horticole, à Paris.

- M. Raoul, explorateur.

Angleterre. — Jardins de Kew: Sir J. Hooker.

Grèce. - Jardin botanique d'Athènes: M. de Heldreich.

Italie. — Jardin botanique de Palerme : M. Todaro.

— Société horticole de Pallanza (Lac Majeur.) — Jardin botanique de Turin : Dr Mattirolo.

Russie. — Société impériale d'acclimatation: M. Zolotnitsky.

— Jardin botanique de Saint-Pétersbourg : M. Regel et M. Bataline.

Asie Chine. — R. P. Melld, Dr Bretschneider, M. Ford, M. Eug. Simon, ancien consul.

Japon. — Dr Hénon, M. Jarmain, M. Bernhardt Bing.

Perse. — M. Pissard.

Inde. — MM. Cotteau, Ermens et Boulay.

Java. — Dr de la Snvini:"e, Dr Treub, directeur du jardin de Buitenzorg.

Cochinchine. — M. Martin, jardinier en chef du jar.Jin botanique de Saigon. Ni*Poulain.

Pondichéry. — M. Poulain.

Tonkin. - M. Balansa.

J'wkrstan. — M. Capus.

Bagdad. - M. Métaxas.

Afrique Abyssinie. - Mzr Crouzet.

Algérie. — M. Marès, M. Durando.

Congo. - M. Pobèguin.

Gabon. — M. Pierre, directeur du jardin d'essai (le Libreville.

Comores. — M. Hnmblot.

Madagascar. — R. P. Camboué.

Réunion. — M. de Cordemny.

Maurice. — M. Daruty de Grandpré.

Egypte. — M. Delchevalfiie.

Transvaal. — MM. Mingar.l et Creux.

Natal. — M. Wood.

Le Cap. — M. Mac Owan.

Amérique Etats-Unis. — M. Meeban, Dr Haward.

Basse-Californie. — M. Diguet.

Costa-Rica. — M. d" Lafon.

Venezuela. — Dr Ernst et M. Hahn.

République Argentine. — M. Barbier et M. Berthault.

Chili. - M. Philippi.

Brésil. - M. Albuquerque.

Antilles. — M. Bureau.

qb Océanie Australie. — Baron ion Mueller.

Nouvelle-Zélande. — Dr Kirk.

Nouvelle-Calédonie. - M. Perret.

C'est ainsi que furent cultivées, à Crosnes, plus de 250 plantes venues de tous les pays du monde. Les insuccès furent nombreux, mais rien ne rebutait, rien ne décourageait M. Paillieux, qui trouvait une énergie indomptable dans sa passion d'être utile.

Les résultats de ces essais, bons ou négatifs, furent réunis dans un volume intitulé : Le Potager d'un curieux, Histoire, Culture et Usages de cent plantes comestibles peu connues ou inconnues, ouvrage qui fut publié en 1885. en collaboration avec M. D. Bois.

Ce livre, si original, eut un grand Succès; une seconde édition, publiée en 1892, donna les résultats des nouvelles expériences.

Les auteurs, en portant leurs éludes sur toutes les plantes alimentaires qu'ils pouvaient se procurer, n'avaient pas seulement en vue de doter la France continentale de nouveaux produits. Parmi les espèces qu'ils ont eues en leur possession, il s'en est trouvé un bon nombre qui, incultivables dans les régions tempérées, présentaient le plus grand intérêt pour les pays de la zone intertropicale. A ce titre, Le Potager d'un curieux est appelé à rendre les plus grands services à tous ceux qui s'occupent de cultures coloniales.

Un certain nombre de plantes ont été propagées par M. Paillieux.

Parmi les plus importantes, il convient de citer le Soya (Soja hispida), dont il a publié une monographie complète. Mais, comme nous l'avons dit plus haut, le véritable service rendu par M. Paillieux a été l'introduction et la vulgarisation du Crosne (Stachys affinis), qui a pris une si grande place parmi no* plus précieux légumes d'hiver.

Le Stachys affinis, Bunge (S. iuberifera, Naudin), absolument inconnu endelmrs de la Chine et du Japon, a été envoyé par M. le OrBreitschneider, médecin de la légation russe à Pékin ; et ce sont les quelques tubercules qui parvinrent dans un état de conservation des plus médiocres que M. Paillieux cultiva et qui ont été la source originelle de tous ceux qui ont servi à répandre partout la plante.

M. A. Paillieux est mort à Paris, le 8 février dernier, à l'âge de 85 ans, après une courte maladie, au moment où il venait de commencer la correction des épreuves de la 3e édition du Potager d'un curieux. Il conserva jusqu'à la fin la même ardeur au travail, la même passion pour l'horticulture.

M. Paillieux était membre honoraire du Conseil de la Société nationale d'acclimatation ; il fut pendant longtemps vice-président de la section des végétaux de cette Société. Il s'exprimait avec une précision et une clarté remarquables, et charmait par l'élégance de sa parole autant que par la sûreté de son jugement. Tous ceux qui ont eu l'honneur de connaître M. Paillieux, en même temps qu'ils se rappelleront la prodigieuse activité de ce travailleur qui semblait toujours en mouvement, conserveront le souvenir de son exquise affabilité et de sa bonté.

L. BOURGUIGNON.

(Revue horticole.)