Ce qui devrait être

Disons tout d’abord que la culture des légumes est incompatible avec celle des arbres à fruits et des fleurs. Les légumes exigent un sol pourvu d’une grande quantité d’humus et constamment humide ; un tel sol est mortel pour les arbres et nuisible pour les fleurs : les premiers ne fructifient pas ; les seconds poussent en tiges, fleurissent peu, dégénèrent et donnent des fleurs petites. En outre, les légumes comme les arbres exigent une grande somme d’air et de lumière pour accomplir leur végétation et pour fructifier.

Lorsque le potager est planté d’arbres, leur ombre nuit considérablement aux légumes qui, privés de lumière, poussent en hauteur, donnent des tiges étiolées qui viennent s’enchevêtrer dans les arbres et empêchent toute fructification sur les ramifications de lu base. Les arrosements fréquents donnés aux légumes font d’abord pousser les arbres très vigoureusement, et déterminent ensuite leur mort en faisant pourrir les racines, et ce avant qu’ils aient donné une récolte sérieuse. Résultat plus que négatif pour les fruits, pour les légumes et pour les fleurs !

Je renvoie le lecteur à l’Arboriculture fruitière, dixième édition, pour les arbres à fruits. J’ai donné dans ce livre toutes les indications nécessaires pour obtenir très promptement, d’une manière certaine, et même sans connaissances aucunes en arboriculture, une grande quantité des plus beaux fruits sur les espaces les plus restreints.

La seule plantation d’arbres fruitiers possible dans le potager pour les régions du Nord, du Centre, de l’Est et de l’Ouest, est celle des murs, devant lesquels ou réserve une plate-bande de 1,50 m de large pour planter au bord un double cordon unilatéral, indépendamment de l’espalier, (Voir, l’Arboriculture fruitière, dixième édition), pour faire celle plantation convenablement, et obtenir des fruits la première ou la deuxième année après la plantation.) Sous le climat de l’olivier, où les arbres et les fruits brûleraient contre les murs, on entoure le potager avec un contre-espalier de Versailles ou des palmettes alternes et on clôt le tout avec une haie de thuyas. (Voir, l’Arboriculture fruitière, dixième édition).

Nous posons en principe que le potager doit être exclusivement consacré aux légumes, et qu’en dehors des murs ou des clôtures il ne doit jamais y être planté d’arbres ni de fleurs, si l’on veut en retirer le produit qu’il est susceptible de donner. Par la même raison, on ne mettra jamais de légumes dans les plates-bandes plantées d’arbres fruitiers.

Je sais que cela paraîtra de prime abord impossible aux personnes ayant de grands jardins anciens et toujours insuffisants, où elles cultivent pèle-mêle les fleurs, les arbres et les Légumes. Je n’ignore pas combien est grande la force de l’habitude, et la difficulté qu’il y aura encore auprès des vieux jardiniers à leur faire modifier leurs cultures. Une modification comme celle que je demande eût été impossible il y a trente-cinq ans, alors que le dicton du jardinier était la loi suprême en horticulture ; mais elle est facile aujourd'hui où les hommes intelligents ne se trouvent pas déshonorés de s’occuper de culture, dirigent les jardins que nous leur avons créés, et où chacun à appris à nos leçons, et dans nos livres, qu’avec un peu d’étude on peut retirer une rente élevée d’une parcelle de terre qui n’était qu’un objet de lourdes dépenses, tant qu’elle a été abandonnée à l’incurie et à la routine.

Je ne demande pas une Saint-Barthélemy de vieux jardins ; je tiens essentiellement, au contraire, à ce qu’il en reste pour servir de point de comparaison. Ainsi je dirai au propriétaire possédant un jardin de 50 ares (5 000 m²) de cultures mêlées : Vous employez à l’année un homme et sa femme, plus des hommes de journée pour entretenir votre jardin. En outre, il vous faut des quantités d’engrais énormes, pour féconder, à peine au quart, ce grand espace, c’est-à-dire pour obtenir un quart de récolte, diminuée encore par le manque d’air et de lumière, et la plupart du temps, huit années sur dix, vous envoyez acheter au marché la majeure partie de voire provision de fruits et de légumes. Conservez bien précieusement 35 ares (3500 m²) en jardin fouillis. Rasez complètement 15 ares (1 500 m²) que vous distribuerez ainsi : 5 ares (500 m²) en jardin fruitier et 10 ares (1 000 m²) en potager ; donnez à vos 15 ares (1 500 m²) la même quantité d’engrais que vous éparpillez inutilement dans votre immense jardin fouillis : consacrez en moyenne, à ces deux jardins spécimens, une journée d’homme et une journée de femme par semaine. Le tout sera parfaitement tenu et vous produira, avec une économie de moitié dans la dépense :

  1. Le jardin fruitier bien organisé, de cinq à six mille fruits par an ;
  2. Le potager, assolé à quatre ans, avec couches, une large provision de légumes de toutes espèces, et même de petites primeurs, melons, etc., pour cinq personnes au moins, ce que vous n’avez jamais eu, ni même tenté d’essayer, tant le prix de revient vous eût semblé exorbitant, comparé à celui des légumes obtenus dans le jardin fouillis.

Lorsque le propriétaire aura fait cet essai pendant deux ou trois ans, comparé la dépense et le produit des deux cultures ; lorsqu’il sera bien convaincu par l’expérience que 15 ares (1 500 m²) de terre bien cultivés dépensent moitié moins et produisent dix fois plus que le jardin fouillis de 30 ares (3 000 m²), il refusera toute culture à ce dernier, et sera le premier à hâter sa destruction comme celle d’une chose hideuse à voir, dépensant beaucoup et ne produisant rien.

Nous supposons avec raison aux propriétaires le sentiment du beau, et surtout celui de l’amélioration de leurs propriétés. Nous n’avons pas parlé de fleurs dans nos cultures. Le propriétaire les aime le plus souvent. S’il n’en a pas le goût, sa femme, sa file où sa famille aimeront les fleurs et en‘demanderont.

Que fera le propriétaire, même s’il méprise les fleurs, avec une maison d’habitation confortable, entourée de 50 ares (5 000 m²) de jardin fouillis, dont il aura consacré 15 ares (1 500 m²) à un jardin fruitier et à un potager le fournissant au-delà de ses besoins ? Convertira-t-il les 35 ares (3 500 m²) restant en fruitier et en potager ? Assurément non, à moins de vouloir envoyer ses fruits et ses légumes au marché. Ces 35 ares (3 500 m²) ainsi cultivés lui rapporteraient une rente élevée, c’est incontestable ; mais il serait astreint à un personnel plus nombreux, à une surveillance plus active, et en outre, ne vendant pas ses produits lui-même, il sera constamment dupe ou de la cupidité ou de la nonchalance de ses serviteurs. Le propriétaire, s’il est aisé, ne voudra pas se créer un travail réel, une charge, et il aura raison. Sa famille lui demande des fleurs ; il fera son bonheur en créant dans ses 35 ares (3 500 m²) un jardin paysager, des massifs d’arbustes, des pelouses, des corbeilles, etc. Les frais d’entretien en seront presque nuls.

Alors le propriétaire étudiera mon troisième volume : Parcs et jardins, 4e édition : il y trouvera les moyens les plus faciles et les plus pratiques de créer un joli jardin, et d’y entretenir à peu de frais les plus belles collections de fleurs. En se donnant un joli jardin paysager, des fruits et des légumes à discrétion, il doublera la valeur de sa propriété.

Examinons maintenant le résultat de cette conversion de jardin au point de vue de l’agrément, de la dépense du produit, de l’augmentation de la valeur foncière et de l’exemple donné dans le pays.

J’ai supposé une maison confortable où au moins habitable, entourée d’un jardin fouillis de 50 ares (5 000 m²), c’est-à-dire une habitation de citadin avec un jardin de paysan. Rien de moins engageant pour le promeneur, et surtout pour les dames, que l’aspect d’arbres fruitiers tordus et rabougris, de tiges de pommes de terre, haricots, choux, etc. ; ajoutons à cela le parfum des oignons, de l’ail, etc. : des allées de 50 centimètres de large pour se promener, et nous aurons une juste idée de la répulsion qu’inspire un tel jardin : pas d’ombre, point de fleurs : des échalas, des rames et des branches accrochant partout les robes, les chapeaux et les coiffures, quand elles ne vous crèvent pas les yeux ! Si une propriété dans cet état se trouve à vendre, les acquéreurs ne l’estimeront guère plus que pour la contenance, au prix de la terre en plaine. La majeure partie reculera moins devant les frais de création d’un jardin que devant le temps qu’il faudra l’attendre. Quand on achète une maison de campagne, on recherche avant tout un jardin créé, de l’ombre et des fleurs, et, si le produit vient avec, sa valeur est doublée !

Le jardin fouillis de 50 ares (5000 m²), qui ne produit rien ou presque rien, exige une dépense élevée, un homme et une femme à l’année, plus les hommes de journée à diverses époques pour les labours d’hiver, le charroi des fumiers, les grands nettoyages. Notre jardin fruitier et notre potager, contenant ensemble 15 ares (1 500 m²) et fournissant amplement la provision de la maison, demandent pour leur parfait entretien une journée d’homme et une journée de femme par semaine. Que coûtera au propriétaire la conversion de 35 ares (3 500 m²) de jardin fouillis en parc ? Rien ! Qu’il dépense, l’année de la création, en trois mois, la même somme de journées indispensables chaque année au jardin fouillis, le parc sera créé. Reste la dépense occasionnée par l’achat des arbres et arbustes à planter dans les massifs, et de quelques fleurs. Cette dépense sera couverte en moins de deux ans par l’économie des journées employées sans profit aucun dans le jardin fouillis. Un jardinier à l’année, même en admettant qu’il déploie une activité moyenne, entretiendra d’une manière irréprochable 35 ares (3 500 m²) de gazon, de massifs et de corbeilles, 10 ares (1 000 m²) de potager et 5 ares (500 m²) de jardin fruitier, et même, si le personnel est nombreux, 20 ares (2 000 m²) de potager, 5 ares (500 m²) de jardin fruitier et 25 ares (2 500 m²) de jardin d’agrément. Et cela non seulement sans dépense, mais encore avec profit pour le propriétaire, qui aura dans la dépense la diminution des journées d’ouvriers, et des achats de fruits et de légumes au marché, ce qui, calculé sur une période de dix années, ferait une économie considérable. En outre, une propriété ainsi restaurée et administrée deviendra un objet de curiosité, sera enviée de tous et citée comme une merveille dans les environs.

Admettons que le propriétaire veuille vendre sa propriété après la restauration. Les acquéreurs, qui n’eussent pas osé acheter dans l’état primitif, payeront le double une propriété d’agrément et de produit, dans laquelle on trouve tout, et où il n’y à rien à dépenser ; il se présentera vingt acquéreurs pour un. Qu’aura dépensé le propriétaire pour atteindre ce but ? Rien ; moins que rien, puisqu’il aura fait une économie notable dans la dépense, accru Le revenu et augmenté la valeur foncière. Il aura dépensé un peu d’intelligence, et, disons-le, cette dernière dépense lui aura procuré une agréable et salutaire distraction, et un utile emploi de son temps.

Si le propriétaire a un revenu limité, le goût du jardinage, et qu’il veuille se créer une occupation lucrative, il pourra consacrer seulement 5 ares (500 m²) à 6 ares (600 m²) au jardin d’agrément, et convertir le reste en verger Gressent. (Voir l’Arboriculture fruitière, dixième édition.) Cette création lui donnera un produit couvrant, et au delà, toutes les dépenses de la propriété, avec peu de main-d’œuvre et sans grande peine.

Ces modifications sont possibles partout, même dans les bastides du Midi ; seulement n’oublions pas que, sous ce climat, il faut renoncer à créer un potager, si l’on n’a pas de l’eau en abondance et à discrétion. Le manque d’eau n’est pas un obstacle à la destruction du jardin fouillis, à la création d’un jardin fruitier, comme l’indique l’Arboriculture fruitière, et d’un jardin d’agrément. Il y aura toujours avantage à séparer des cultures incompatibles, dépensant beaucoup et ne produisant rien. L’eau n’est indispensable en aussi grande quantité que pour le potager.

Les légumes sont des êtres vivants et organisés, puisant leur nourriture dans le sol et dans l’atmosphère ; la lumière est indispensable à leur développement ; l’air et la lumière sont les besoins les plus impérieux dans leur existence ; ils ne peuvent donc croître à l’ombre ; en outre, les légumes exigent des engrais très actifs, une somme élevée de chaleur et d’humidité qu’il est impossible de leur donner, sans sinon détruire, mais au moins nuire beaucoup aux cultures qui y sont mêlées. Disons encore, comme nous le verrons plus loin, que le potager exige un sol défoncé, bien épuré, amendé au besoin et abondamment pourvu d’engrais spéciaux, pour chaque catégorie de légumes ; qu’il est indispensable, pour obtenir de bons résultats, de ne cultiver que des variétés d’élite, bien appropriées au climat, et soumises à un assolement régulier.

Lorsque les propriétaires renonceront à cultiver en jardins fouillis des espaces énormes où les engrais sont toujours insuffisants, la main-d’œuvre très coûteuse, et où tout est placé dans des conditions déplorables pour la végétation, et adopteront une culture raisonnée, économique et productive, et surtout lorsqu’ils auront montré l’exemple pratique aux paysans, les imitateurs viendront en foule. Alors rien ne sera plus facile que d’introduire à la fois, dans le pays, la culture intensive et extensive des légumes, qui, en donnant au propriétaire tout ce qui lui a manqué, créera de nouveaux cultivateurs qui, en s’enrichissant, apporteront dans la contrée abondance, richesse et honneur à l’introducteur de ces bienfaisantes cultures. Il ne faudra, pour obtenir cet immense résultat, que suivre à la lettre les indications des chapitres suivants.