Ce qui éternise la routine

La routine, fille de l’orgueil et de l’ignorance, mère de la bêtise, de la présomption et de la paresse, est la plaie de notre beau pays de France ; elle y règne en souveraine absolue. Chacun se plaint de sa dictature ; beaucoup gémissent sous ses méfaits, et tous travaillent, involontairement sans doute, mais d’une manière efficace, à éterniser son règne !

Établissons d’abord le bilan de la routine en agriculture et en horticulture ; ensuite nous examinerons les causes de sa puissance et de sa longévité.

En agriculture, question non seulement de richesse, mais encore d’existence, de vie, la routine conduit la France tout simplement à la disette. La France, qui, avec son excellent sol, et sous son climat privilégié, devrait pourvoir l’Étranger de blé, lui en achète : elle fait trop peu de fourrages, de plantes sarclées, et manque de viande et d’engrais, la clef de la fertilité. Retranchez de notre riche pays la région du Nord, qui a chassé la routine de ses champs pour y introduire la science, que produit le reste ?

Hélas ! c’est là que nous aurons à gémir sur les désastreux effets de la routine. Presque partout l’assolement triennal avec jachère ; la ruine des cultivateurs ; pas de bestiaux, point d’engrais ; le sol non cultivé, mais écorché avec des instruments dérisoires ; deux récoltes épuisantes se succédant, pitoyables le plus souvent dans les bonnes années, et presque nulles dans les années sèches.

Tout le monde connaît ces lamentables résultats depuis bien longtemps : mais on continue sur les mêmes errements, parce que nos devanciers ont opéré ainsi. Les fermiers se ruinent, et la France les imite en achetant à l’Étranger les grains et les bestiaux qu’elle devrait lui vendre. Je signale ces faits, bien qu’ils paraissent étrangers au sujet que je traite dans, ce livre, parce que j’y apporte un remède efficace. (Voir 4° partie, les légumes agricoles : le potager du fermier, de la ferme, du petit cultivateur, du métayer, etc. etc.) À l’horticulture maintenant !

Le progrès a trouvé beaucoup moins d’adeptes en horticulture qu’en agriculture. L’amélioration s’est portée sur une seule branche : l’horticulture de luxe, les arbres d’ornement et les fleurs ; horticulture productive, celle qui concourt si puissamment à l’alimentation et à la santé publiques, comme à la prospérité générale, est restée prosternée devant la déesse Routine.

Faut-il, pour prouver ce que j’avance, d’autres faits que ceux-ci ?

Les arbres fruitiers de nos jardins, soumis à des formes contraires aux lois végétales, et même au bon sens, et condamnés à l’infertilité par suite des tailles désastreuses qu’on leur applique. Les marchés de nos villes de province encombrés de fruits impossibles, sans valeur aucune, détestables au goût et souvent nuisibles à la santé.

Nos jardins fouillis créés chaque jour par des praticiens, dépensant beaucoup et ne rapportant rien.

Les arbres fruitiers achetés de confiance, portant sur l’étiquette les noms de variétés que nous avons indiquées, et ne produisant que des poires de curé ou autres drogues semblables.

Les jardins faits, défaits et refaits par des praticiens se disant très habiles, ayant des systèmes et même des secrets à eux, coûtant le prix de plusieurs créations sérieuses, et donnant pour résultat autant de nouvelles déceptions.

Les potagers dépensant des sommes énormes sans pouvoir alimenter la cuisine.

Les légumes immangeables.

Ceux qui ne réussissent jamais.

Le manque de légumes sur tous les marchés de province.

Leur disette complète chez la classe ouvrière, pour laquelle les légumes seraient à la fois une alimentation abondante, économique et hygiénique.

Le manque total de légumes dans certaines contrées où ils sont même inconnus, et où les habitants sont plus mal nourris que les animaux de nos fermes.

Je pourrais citer beaucoup d’autres faits ; ceux qui précèdent sont assez concluants pour constituer un mal immense.

Les causes de ce mal sont : l’ignorance, l’égoïsme, l’apathie et la cupidité. On ne peut combatte ces fléaux de notre époque que par le savoir, l’esprit du bien, l’activité et l’honnêteté. La tâche n’est peut-être pas aussi difficile qu’on le pense, et je vais essayer de le prouver.

L’IGNORANCE disparaîtra devant l’enseignement, mais devant un enseignement sérieux, ayant fait ses preuves de capacité, théoriquement et pratiquement, et lorsque cet enseignement sera examiné et contrôlé par l’autorité.

L’enseignement, c’est l’avenir de la France ; il appartient au mérite constaté, et non à la faveur ou à une cocarde quelconque.

C’est ce qui a eu lieu pour agriculture ; aussi a-t-elle fait des progrès avec ses professeurs de mérite, ses instituts agricoles et ses fermes-écoles, soumis au contrôle des inspecteurs d’agriculture.

Mais l’enseignement horticole, où en est-il à l’heure où j’écris ces lignes, septembre 1894 ? Qui pense à faire pénétrer les notions si utiles de l’horticulture productive dans les campagnes ? Où sont les professeurs et qui s’occupe d’eux ? Nous avons un immense défaut en France : l’apathie pour les choses les plus utiles, et elle augmente toujours en raison de la nécessité de la chose. S’agit-il d’une question de bien-être, de richesse, d’existence même ; on en reconnaît bien la nécessité, mais, au lieu d’agir pour la résoudre et sortir du chaos, on s’adresse au gouvernement, et l’on attend patiemment qu’il nous donne la chose désirée, et en attendant on reste plongé dans l’ignorance a plus complète des choses les plus urgentes.

C’est l’histoire de l’enseignement de l’horticulture productive ; le besoin s’en faisait sentir partout et on a attendu que le gouvernement le donne, Le pouvoir avait d’autres questions à résoudre, et, manquant de renseignements pratiques sur la question, il a envoyé aux campagnes des livres enseignant la culture maraîchère de Paris, et fait donner quelques cours d’arboriculture en province, cours dans lesquels l’utopie de spéculation fruitière au capital de 40 488,50 fr (161 952 €) par hectare était enseignée comme devant donner 36 000 fr (144 000 €) de rente par hectare, suivant l’auteur et l’inventeur, bien entendu. Des livres enseignant la culture des maraîchers de Paris ont été envoyés dans les campagnes. Le luxe de fumiers de cette culture, sa prodigalité de châssis et de cloches a effrayé les prudents campagnards ; ils se sont abstenus, comme devant l’exposé de la culture des fruits de table au capital de 40 488,50 fr (161 952 €) par hectare.

La province a lu les livres, écouté les cours, et elle n’a rien fait ! Elle n’a pas voulu se lancer dans des entreprises aventureuses, n’ayant aucun précédent pratique, et placer sa fortune sur une idée. Je l’en félicite de tout cœur dans son propre intérêt !

La province n’est pas si sotte que les idéologues parisiens veulent bien le croire ; elle lit tout, mais elle pèse tout, et réfléchit avant d’agir. Elle a même lu un petit bouquin promettant trois mille francs de rente au premier venu se livrant à l’élevage des lapins ; elle a mis autant d’empressement à le lire qu’à ne pas élever de lapins, et a déposé le petit bouquin sur une petite tablette où l’exposé de la culture à 36 000 fr (144 000 €) de revenu par hectare est allé lui tenir compagnie avec la culture maraîchère de Paris.

Après les livres, et les cours donnés par le gouvernement, la province n’a rien fait ; elle est retombée dans son apathie, et a continué à sommeiller dans la routine, qui lui paraissait plus sensée que les folies qu’elle avait entendues et lues. C’est regrettable assurément, mais à qui la faute ?

Cela se passait sous l’Empire ; ce qui a été fait était loin d’être parfait, mais au moins on avait essayé quelque chose, pouvant être perfectionné et devenir utile.

Aujourd'hui on chante la Marseillaise, cela lient lieu de tout ; le premier ouvrier venu, ayant une voix aussi forte que son ignorance est grande, et beuglant la Marseillaise du lever au coucher du soleil, inclusivement, est nommé ou se nomme lui-même d’emblée professeur d’une science dont il ne sait pas le premier mot. Il émarge, cela lui suffit, et le pays s’arrange comme il peut !

Si nous voulons sortir de ce lamentable état de choses, rien de plus facile ; mais il faut quelques hommes d’initiative qui veuillent bien, dans l’intérêt de leur pays, approfondir des questions d’intérêt local, que le gouvernement le mieux organisé ne peut résoudre ni même étudier.

Si vous voulez le progrès et la richesse de votre pays, Messieurs, mettez-vous à l’œuvre. Que vingt ou trente propriétaires, à défaut du département ou de la commune, se cotisent pour une faible somme. Elle produira plus que cela est nécessaire pour faire donner un cours qui apportera la richesse dans le pays.

Mais, pour Dieu, si vous voulez faire enseigner, choisissez un professeur sachant la culture, ayant fait ses études d’abord et ses preuves ensuite, et non un manœuvrier s’affublant du titre de professeur, et souvent plus ignorant que ses auditeurs.

Le cours organisé, vous aurez le concours actif des instituteurs primaires, qui feront des applications dans le jardin communal, et au besoin donneront d’excellentes leçons dans leur village. En opérant ainsi vous n’aurez pas à solliciter auprès du pouvoir, du département ou de la commune, et vous aurez en quelques semaines implanté dans votre localité le germe de sa future prospérité.

Qui veut la fin veut les moyens. Qu’un homme d’initiative se mette en avant, tout le monde le suivra. ‘On peut quand on veut, et, Dieu merci, il existe encore assez d’hommes dévoués à leur pays et à ses intérêts pour tenter quelques efforts. Plus que jamais, il faut opposer le savoir à l’ignorance, l’esprit du bien publie à l’égoïsme, l’activité à l’apathie, l’honnêteté à la rapacité, non seulement en la pratiquant soi-même, mais en l’exigeant de tous, et dans toutes les transactions. Le jour où les hommes influents se mettront à l’œuvre, et payeront de leur personne, le pays sera sauvé et la routine enterrée.

Au besoin, et à défaut d’enseignement, que de simples particuliers fassent de bonnes créations à l’aide de livres pratiques ; leur exemple sera vite suivi, et en servant leurs propres intérêts ils auront servi ceux de la population qui les entoure, et auront puissamment contribué à son bien-être.