LES TROIS GRANDS PRINCIPES DE LA MÉTHODE “ BOUCHE-THOMAS ”

... cet amour est grand
qui craint de verser
le sang tiède des sèves...
Jean de Granvillers.

La Méthode bouché-thomas est une méthode révolutionnaire, car, si elle a recours à des principes de physiologie végétale élémentaires et bien connus de tous les arboriculteurs, c'est pour les appliquer enfin, simple retour au bon sens ! au rebours de routines surannées :

Ce pénétrer de ces principes, les appliquer correctement, c'est ce qui s'appelle

AVOIR L'ESPRIT BOUCHÉ-THOMAS

L'AFFRANCHISSEMENT

LA VIGUEUR CONDITION DU SUCCÈS

Mater la vigueur des arbres pour les mettre à fruits dans le cadre étriqué d'une charpente géométrique, telle a donc été la préoccupation majeure de l'arboriculture fruitière classique. Disons plus : préoccupation paradoxale ; car, que penserait-on du cultivateur qui, sous prétexte d'en obtenir meilleur rendement ou plus beaux produits, maltraiterait chevaux et bétail ?

Elle n'a rien épargné à l'arbre pour le faire produire dans la souffrance : crans, entailles, incisions longitudinales et annulaires, cassements, torsions, débridements d'écorce, garrots…

Cela ne suffisait pas : tailles et retailles vinrent jeter bas les parties les plus jeunes de l'arbre, le bois sain et vigoureux, tout chargé de promesses, pour ne laisser subsister, le long d'une charpente crevassée et usée, que des coursonnes scrupuleusement distancées et rognées.

Oubliant que les feuilles sont pour l'arbre estomac et poumons, certains arboriculteurs, (le sont-ils vraiment ?) continuent à l'affaiblir durant l'été, par de multiples pincements et des tailles en vert…

L'arbre se défend contre ces mutilations, et sa protestation, muette mais éloquente, aurait dû être entendue plus tôt : de multiples rejets vigoureux naissent un peu partout, à l'entour surtout des plaies de taille, béantes aux maladies, qu'ils s'efforcent de cicatriser.

Après l'usage de la force, la ruse : pour calmer sa vigueur récalcitrante, on soumit l'arbre à l'esclavage de porte-greffe dits « affaiblissants » : d'un arbre de troisième grandeur on parvint à faire un nain, paresseusement couché sur un fil de fer de 2 mètres 50 !

Dans cette lutte inégale, l'homme finissait bien par avoir le dessus, par mater l'arbre : mais au prix de quels efforts, de quelle perte de temps, de quelles dépenses, et surtout pour quels résultats ?

Passe encore si tailles et retailles ne faisaient que retarder et réduire la fructification ! Mais après de tels affaiblissements, voilà nos arboriculteurs réduits à garder, du commencement à la fin de l'année, un pulvérisateur sous pression !

Faut-il s'en étonner ? La maladie n'est-elle pas la rançon de la Nature outragée ? Ne s'attaque-t-elle pas de préférence aux sujets affaiblis ? ne se déclare-t-elle pas toujours à la faveur d'un fléchissement de résistance ?

On nous répète, non sans raison, de veiller au bon état sanitaire de nos vergers par des traitements préventifs ! Mais le traitement le plus naturel, le plus simple, le plus économique, n'est-il pas la vigueur qui met l'arbre en état d'auto-défense ? L'homme sain et vigoureux ne résiste-t-il pas sans se droguer, à bien des maladies ?

À ces arbres affaiblis, qu'une affinité parfois douteuse avec le porte-greffe rendait plus délicats, il fallut apporter des fumures plus abondantes ; et lorsque, après plusieurs années, ils se décident enfin à produire les fruits tant désirés, on doit encore, pour ne pas les fatiguer et les vieillir prématurément, pratiquer, ô ironie ! un éclaircissage sévère !

Que devient, dans ces conditions, la rentabilité d'un verger.

L'ARGENT QU'ON NE DÉPENSE PAS N'EST-IL PAS LE PREMIER ARGENT GAGNÉ ?

VOYEZ CETTE MONSTRUOSITÉ !

Cuve.
Figure 1 : Poirier sur Cognassier : la greffe est restée hors-terre.

LA VIGUEUR PAR l'Affranchissement

La vigueur est donc de rigueur pour obtenir, sans alternance sensible, de fortes et belles récoltes ; car qui dit vigueur dit santé et harmonieux équilibre de la feuille et du fruit.

Pour donner aux arbres cette plénitude de vie, la Méthode bouché-thomas usera systématiquement du procédé simple, gratuit et combien efficace dont la Nature, indocile aux exigences de la théorie, lui offrait maints exemples spontanés : l'affranchissement. Elle contrevient, avec profit, à l'une des défenses les plus formelles de l'arboriculture classique : « n'enterrez pas la greffe au moment de la plantation… elle doit rester hors-terre », pour ne pas provoquer une vigueur embarrassante.

Si notre Méthode impose d'enfouir la greffe, c'est qu'elle le peut sans danger : la vigueur ne lui fait plus peur, puisqu'elle sait l'utiliser sans se laisser déborder ni submerger par la végétation ; nous allons bientôt voir comment.

Rassurons immédiatement nos lecteurs en leur rappelant, parmi tant d'autres, une expérience récente, faite dans le Gard : il s'agit de poiriers Dr. Jules Guyot, dont un lot avait été affranchi, l'autre pas : « À la quinzième année, la moyenne de la production se montait à 50  kg par arbre affranchi, tandis que sur les autres, non affranchis, elle plafonnait désespérément entre 12 et 15  kg[1].» Et ce qui suit est probant : « Sur les arbres affranchis, malgré leurs 50  kg, les branches fruitières sont actuellement couvertes de boutons, prometteurs de nouvelles récoltes, tandis que, sur ceux qui n'ont pas été affranchis, les pousses de l'année ne dépassent guère quelques centimètres : les arbres sont à bout. »

Il est donc superflu d'insister sur l'excellence du procédé. Voyons plutôt par le détail en quoi il consiste et son influence sur le comportement des arbres.

Les arbres fruitiers se multiplient, selon les essences, par des procédés variés : bouturage, marcottage, greffage ; seul le greffage permet, pour les espèces qui nous intéressent particulièrement ici, pommier et poirier, de reproduire exactement la variété, le semis ne donnant en général que des arbres à fruits peu comestibles ou sans grand intérêt, quand ils ne retournent pas franchement au type sauvage, et le bouturage ou le marcottage étant, même avec l'adjuvant d'hormones, le plus souvent impossible.

Par le greffage, nous mettons la variété à propager dans la dépendance étroite, l'esclavage, d'un système radiculaire d'emprunt, préalablement obtenu de semis ou par voie végétative : franc ou aigrain, bouture et marcotte, les premiers ayant généralement un système radiculaire pivotant, les autres plutôt traçant ; il en résulte un mariage plus ou moins bien assorti, surtout lorsque sujet et greffon appartiennent à des espèces différentes (fig. 1). On appelle cela « l'affinité » ; on en ferait volontiers aujourd'hui une question d'équilibre entre les « puissances d'aspiration » du sujet et du greffon ; la dureté relative des bois à souder et le calibre de leurs vaisseaux exerce aussi son influence.

Avant que l'étude scientifique n'en ait été entreprise, des expériences répétées guidaient seules le choix des greffeurs, avec des résultats parfois irréguliers. Cette étude des porte-greffe, commencée à East-Malling (Angleterre) en 1912, est loin d'être achevée, tant sont nombreuses les interférences des facteurs qu'elle fait entrer en ligne de compte : sol, climat, mode de culture, état sanitaire, productivité, affinité des variétés à greffer, etc., et des buts qu'on lui assigne. Et l'on commence à se demander aujourd'hui si ces recherches ardues, compliquées et extrêmement longues à mener à terme, ne seraient pas justiciables d'une solution beaucoup plus simple : l'affranchissement, qui permet à chaque variété de vivre sur son propre système radiculaire (fig. 2 et 3) et la dote d'une bonne vigueur naturelle, qu'il ne s'agit plus que d'utiliser judicieusement. Le problème se trouve renversé : au lieu de définir à priori un cadre étroit auquel on s efforcera, par le greffage, de plier une végétation qui se rebelle, on accepte celle qui s'offre, après lui avoir prévu un cadre large et souple qui lui permettra de s épanouir sans contrainte : des deux procédés, quel est le plus naturel, et par suite le plus rentable ?

Cuve. Cuve.
Figure 2 et 3 : Poirier affranchi : les racines de l'affranchissement supplanteront bientôt les racines du porte-greffe de départ (tenues en main) ; en l'occurrence le cognassier d'Angers.

Faire vivre l'arbre fruitier sur ses propres racines, qui lui sont évidemment les plus naturellement adaptées, n'est, en l'état actuel de la recherche, possible qu'en le faisant s'affranchir. Comme le mot l'indique, par l'affranchissement, nous débarrassons la partie aérienne de l'arbre fruitier de l'esclavage d'un système radiculaire d'emprunt, pour la faire vivre désormais sur le sien propre : l'arbre devient, en quelque sorte, « franc de pied »[2], comme celui qui est issu directement de semis, avec cette différence que le système radiculaire de ce dernier est pivotant, normalement constitué d'une seule racine principale qui s'enfonce profondément en terre sans se ramifier notablement, tandis que l'affranchissement donne naissance à un système radiculaire plongeant, plus ramifié, qui ajoute aux avantages du franc celui d'une parfaite homogénéité avec la partie aérienne (nous ne pouvons plus parler ici d'affinité) qu'il continue sans interposition de soudure ou de bourrelet de greffe, point si sensible qu'il suffit souvent de le soustraire aux intempéries et au soleil par un simple buttage pour revigorer un arbre.

L'affranchissement apporte à nos arbres fruitiers autre chose encore que la vigueur : la

PURETÉ VARIÉTALE.

Le porte-greffe a, sur l'arbre qu'il nourrit, une influence marquée : sa vigueur, son port, son fruit, sa santé même en sont tributaires. De la vigueur, il est à peine besoin de parler, tant sont maintenant connues les études poursuivies depuis près d'un demi-siècle à East-Malling et, à sa suite, par les stations de recherches d'autres pays ; l'ouvrage de M. Van Cauwenberghe[3] est devenu classique, qui nous détaille dans des tableaux comparatifs, illustrés de bonnes photographies, la réaction d'arbres d'une même variété, cultivés côte à côte dans les mêmes conditions, mais soumis à la gamme des divers porte-greffe : leur port est tantôt retombant, tantôt étalé, ou encore érigé, l'accroissement du tronc et de la couronne sont différents, la mise à fruits est plus ou moins précoce et abondante, l'état sanitaire varie également de l'un à l'autre. Et pour les fruits, les différences ne sont pas moindres : grosseur, coloris, saveur, tonnage des récoltes, conservation au fruitier enfin.

Si donc le porte-greffe modifie à ce point le comportement d'un arbre et les caractères de la variété à laquelle il appartient, nous en devons, en toute logique, conclure que le vrai moyen de garder à un arbre, et de lui restituer le cas échéant sa pureté variétale, c'est de lui rendre son propre système radiculaire, celui qui lui permettra d'être enfin parfaitement et entièrement lui-même.

On se plaint, depuis quelque temps, de la dégénérescence de nos meilleures variétés fruitières, de celles-là précisément qui sont le plus souvent multipliées, comme la Louise-Bonne : les petits « coups de pouce » des greffages successifs ne sont certainement pas étrangers à cette évolution ; tout le monde sait combien il est parfois difficile de trouver le type pur d'une variété : des collectionneurs ont pu réunir, pour la William's par exemple, un échantillonnage de sujets aux caractéristiques de végétation et de fructification notablement différentes.

On recommande, pour combattre cette dégénérescence, de choisir avec le plus grand soin les greffons sur des arbres sains, généreux, bien typiques de la variété ; on suggère même de choisir, parmi les branches de cet étalon, les mieux ensoleillées et les mieux garnies de fruits. Tout cela n'est certes pas à dédaigner ; mais pourquoi altérer incontinent cette pureté variétale en la faisant interférer avec un porte-greffe qui aura tôt fait de la modifier?

Pour nous, la solution de ce problème est toute simple : en faisant, par l'affranchissement, vivre l'arbre sur son propre système radiculaire, nous assurons automatiquement sa pureté variétale, nous constituons en quelque sorte une lignée de clones qu'aucune sève étrangère ne viendra polluer. C'est ainsi que nous pourrons rénover le verger français et ses vieilles variétés si méritantes.

Pour provoquer l'affranchissement, on enfouit le bourrelet de greffe de 2 à 10 centimètres, de telle façon que ce bourrelet et le départ de la tige qui le prolonge se trouvent en terre un peu fraîche (fig.63) ; on enfouira donc moins en terre naturellement fraîche : 2 à 4 centimètres, et un peu plus en terre perméable et sèche : 6 à 10 centimètres, en évitant toutefois d'enterrer plus profond qu'il n'est nécessaire, afin de ne pas provoquer la chlorose des feuilles ou, plus grave, asphyxie des racines de départ, alors que celles de l'affranchissement ne sont pas encore là pour les suppléer (Cf. ici). Il va sans dire qu'en présence d'un sol particulièrement défectueux, argile imperméable ou roche compacte, on renoncera non pas seulement à l'affranchissement, mais a conduire la plantation en bouché-thomas, et sans doute aussi à la plantation elle-même qui ne saurait alors prospérer.

Cuve.
Figure 4 : Pommier sur Doucin, planté incliné. Il s'est affranchi ! Notez l'analogie entre le rameau «gourmand» (en haut à gauche) et le «gourmand radiculaire» (en bas à droite). La racine tenue par la main est le système radiculaire de départ (ici E.M. n°II).
Cuve.
Figure 5 : Poirier sur Doucin, planté incliné. L'affranchissement est total ! Le système radiculaire de départ a complètement disparu (son emplacement reste visible).

La mise en oblique accentuée d'une branche, contrariant la montée de la sève, provoque l'émission, et tout spécialement à sa naissance, sur le dessus de son point de départ, de gourmands verticaux pointant vers la lumière et la chaleur du soleil.

À ce géotropisme négatif du système aérien répond le géotropisme positif des racines, qui les attire vers les profondeurs humides et nourricières du sol.

Aussi n'est-il pas surprenant d'en rencontrer, lors de la plantation oblique et un peu profonde d'un scion (le bourrelet de greffe et la portion de tige qui le surmonte étant enfouis en terre fraîche) la réplique, mais inversée. La descente de la sève étant ralentie par l'inclinaison et gênée, sinon bloquée, par l'enchevêtrement artificiel des vaisseaux conducteurs au niveau du bourrelet de greffe, il se forme, et tout particulièrement sur le dessous de la partie enterrée de la tige, en contact plus intime avec la fraîcheur de la terre sur laquelle elle repose, ce que nous pourrions appeler de vigoureux « gourmands radiculaires » (fig. 4), de nouvelles racines, qui permettront à la sève de plonger tout droit, sans piétiner au goulot d'étranglement de la soudure, vers les couches profondes d'où, après avoir poussé plus avant l'allongement des racines, elle remontera bientôt vers les feuilles, enrichie de sucs nourriciers : c'est alors, et alors seulement, que la circulation de la sève, ne rencontrant plus d'obstacles, sera pleinement active et que son mouvement de pompe aspirante et foulante infusera à l'arbre la vigueur qui assurera son développement rapide malgré la charge des fruits.

Quel délai faudra-t-il à l'arbre ainsi planté pour s'affranchir?

Un an ?

Au moins. Deux ans ?

Peut-être trois ans? Vraisemblablement.

Cela dépend de multiples facteurs dont beaucoup nous échappent sans doute encore : l'humidité du sol, sa perméabilité, la chaleur de la saison exercent leur part d'influence ; mais il ne faut pas sous-estimer non plus celle que peuvent avoir les tendances propres à la variété plantée : vigueur, dureté du bois, affinité avec le porte-greffe, etc… Sans doute cette dernière constitue-t-elle le facteur prépondérant.

On choisira donc plutôt, comme porte-greffe de départ (voir ici) un sujet à végétation modérée qui portera l'arbre à s'affranchir plus volontiers et plus rapidement. L'affranchissement traduit en effet sa réaction contre un déséquilibre nutritif : car il tend naturellement à développer sa ramure selon les exigences de volume et de port de la variété à laquelle il appartient ; le jour où ces exigences sont contrariées par un système radiculaire inadéquat, et alors seulement, il y supplée par l'émission, au niveau du collet[4] et un peu au-dessus, de nouvelles racines, plus vigoureuses, qui iront profond chercher les substances nutritives dont une humidité soutenue rend l'aspiration et le transport plus faciles : il faut en effet beaucoup d'eau pour une végétation puissante. C'est là, selon nous, un principe de physiologie végétale auquel n'échappent pas les espèces réputées les plus rétives, comme le pêcher. Grâce à ces racines adventives, qui prennent vite le dessus, au point d'éliminer parfois totalement (fig. 5), parce que déficient, le système radiculaire primitif, l'arbre se libère, vit désormais sur ses propres racines : poirier William's sur racines de poirier William's, pommier Reinette du Canada sur racines de Canada, pêcher Amsden sur racines de pêcher Amsden, etc… (fig. 6).

Cuve.
Figure 6 : Pêcher Amsden sur Prunier Saint-Julien, affranchi. Aucune essence fruitière n'échappe à la loi de l'affranchissement ; précieuse assurance.

La sève, puisée profond, en un sol plus humide, et moins épuisé que la surface par des cultures répétées, afflue, riche en principes nutritifs, où les éléments mineurs, les « oligo-éléments » (bore, magnésium, zinc, manganèse, etc.), mieux représentés, prémunissent contre les maladies de carence et les dépérissements ; l'arbre en acquiert une plus grande vigueur, rusticité et longévité, sans exiger cette irrigation et ces fumures abondantes, indispensables lorsqu'on a eu recours à des systèmes radiculaires traçants, qui cherchent leur subsistance dans une terre plus vite sèche, déjà appauvrie et dont elles explorent un moindre volume. Les fumures viendront, mais plus tard, restituer au sol les éléments qu'en auront exportés les récoltes ; et l'irrigation, souvent bienfaisante, ne s'imposera plus comme condition absolue de réussite : on l'a bien vu durant les années 1946 à 1950, et 1952, où les arbres affranchis se sont magnifiquement comportés.

Cette remarquable vigueur et rusticité des arbres affranchis les immunise en quelque sorte contre les maladies et les insectes : « Plus de chancre, plus de puceron lanigère », constations-nous au LXXIXe Congrès Pomologique d'Angers. La végétation souffre moins des attaques des pucerons, lui vivent sur les feuilles sans les enrouler (fig. 7) : il y a assez de sève pour tout le monde ! Et les traitements, sur ce large feuillage vert foncé, sain et coriace, ne causent aucune brûlure, aucun de ces troubles de végétation que l'on pouvait relever sur les arbres témoins.

Cuve.
Figure 7 : Les feuilles résistent aux attaques des pucerons.

Remarquons aussi que la qualité des fruits ne souffre aucunement de cette association ou substitution de sèves, au contraire : mieux alimentés, les fruits des poiriers, greffés sur cognassier puis affranchis, gardent et affinent les qualités qu'on se plaisait à reconnaître avant l'affranchissement : sucre et volume[5] ; ils gagnent aussi en nombre, car la fécondation s'opère mieux, et nous ne connaissons plus les chutes massives (voir cette note). Enfin, et ceci est extrêmement intéressant, leur conservation prolongée est sujette à moins d'aléas : aussi les mandataires expérimentés des halles de Paris et ceux qui achètent les fruits directement en culture pour les stocker en vue d'une revente tardive, s'orientent-ils de plus en plus, après les multiples déboires qu'ils ont éprouvés du fait de la mauvaise conservation des fruits provenant d'arbres greffés sur paradis (ou doucin )[6], vers l'achat exclusif de fruits provenant d'arbres greffés sur franc ; et nous savons la supériorité de l'affranchissement sur le franc lui-même. Situation riche de conséquences pour un avenir tout proche.

À ceux que cette question, que nous ne pouvons ici qu'effleurer, intéresse, nous recommandons vivement la lecture des chapitres VI et VII du remarquable ouvrage où M. G. Rawitscher[7] traite tout au long des rapports entre vigueur et fructification, végétation et qualité : les fruits de choix, de beau coloris et de longue conservation, sont ceux-là qui peuvent recevoir la « dernière sève et le dernier quart d'heure de soleil » ; ce que procure justement la végétation puissante et prolongée des arbres affranchis.

Remarquons encore, avec le même auteur, que les arbres sur porte-greffe affaiblissants fleurissent huit à dix jours plus tôt, leur système radiculaire s'étalant dans la terre de surface qui se réchauffe plus vite au printemps : leur floraison est donc plus sensible aux gelées que celle des arbres affranchis.

Nous avons vu combien est aisée l'obtention de la vigueur chez les arbres fruitiers : un simple geste, enfouir le point de greffe lors de la plantation, le butter s'il est trop tard pour l'enterrer. Nous pensons ne pas surprendre en déclarant maintenant qu'elle est, avec le Système bouché-thomas, tout aussi facile à utiliser qu'à créer. Car la fructification, dès la deuxième année, s'installera sur les rameaux inclinés : nous garderons, bien entendu, tous les fruits qui naîtront, beaucoup moins au titre de premier remboursement, déjà appréciable pourtant, du capital engagé, qu'à celui de frein et de débouché à une sève généreuse (fig. 8) ; et, pour ne pas nous laisser déborder par la vigueur, nous ferons marcher, de pair avec la fructification, au rythme accéléré, la formation de la charpente (fig. 9).

Cuve.
Figure 8 : Pommiers plantés la même année : comparez les vigueurs et les possibilités de production. Au premier plan : Ontario sur Paradis : non affranchis (un tuteur est nécessaire à chaque arbre). Au second plan : Reinette du canada, sur Doucin : affranchis (sans soutien).

Pas de chlorose sur les poiriers, diminution sensible de l'alternance, (désordre physiologique beaucoup plus que manifestation naturelle) de ces années creuses succédant à des années de pléthore de petits fruits invendables : la vigueur résultant de l'affranchissement balaie toutes les misères auxquelles sont sujets les arbres végétant sur porte-greffe affaiblissants. L'arbre fabrique plus de substances de réserve qu'il n'en consomme ; il possède donc une marge de sécurité et pour ainsi dire un volant qui le régularise.

Cuve.
Figure 9 : Reinette clochard - 6e année. Vigueur et production marchent de pair, sans alternance, grâce à l'affranchissement avec la méthode bouché-thomas, la vigueur de l'arbre est une vigueur qui paie.

DU PORTE-GREFFE

L 'affranchissement, dont nous venons d'exposer le principe et les avantages, ne nous dispense pas de recourir au greffage, à titre de procédé commode de multiplication et de point de départ pour une végétation dont la vigueur doit s'affirmer progressivement : suffisante mais encore modérée les deux premières années, afin d'amorcer immédiatement la mise à fruits, qui lorsque, vers la troisième ou la quatrième année, les effets de l'affranchissement se feront sentir, devra faire contrepoids et freiner la fougue de la végétation, pour maintenir sans à-coups l'équilibre végétation/fructification, indispensable à la formation rapide de nos arbres.

Ainsi compris, l'affranchissement semble devoir faire passer au second plan le choix du porte-greffe, en y introduisant une certaine élasticité. ?

Le travail persévérant de nombreux chercheurs qui, dans les stations d'essai de différents pays d'Europe et d'Amérique, se sont appliqués à sélectionner, croiser entre eux, multiplier les porte-greffe les plus méritants, pour doter les arboriculteurs de sujets parfaitement adaptés à leurs sols, climats et variétés, n'aura pourtant pas été inutile : en mettant en évidence les caractéristiques des divers porte-greffe, il nous permet aujourd'hui d'en éliminer plusieurs, dont le manque de vigueur ne pourrait s'accommoder de l'effort qu'impose, avant même qu'ait pu se produire l'affranchissement, notre Méthode : cognassiers B et C, paradis E. M. : VII, VIII, IX ; ou de retenir ceux dont, au contraire, la grande vigueur pourrait, en terrain peu propice, seconder utilement l'affranchissement pour réaliser cet optimum de végétation qui permet seul une fructification abondante, soutenue et de qualité ; il nous met enfin en garde contre la vigueur excessive de certains porte-greffe d'East-Malling ou de semis qui, en bons terrains, pourrait retarder ou même s'opposer a l'affranchissement et à une fructification précoce, inconvénients qui ne se présentent pas lorsqu on utilise ces porte-greffe dans des terrains peu poussants.

Cuve.
Figure 10 : Le doyenné du comice le rebelle à la fructification. Remarquez, sur le fond noir, ce vigoureux gourmand de deux ans transformé, sur toute sa longueur, en un chapelet de boutons à fruits, accrochés directement sur le canal de la sève. Le sécateur n'est pas passé par là !

Nous aurons, le plus souvent, avantage à nous en tenir aux porte-greffe qui ont, depuis longtemps, fait leurs preuves :

Cuve.
Figure 11 : Œil terminal renflé en massue, gonflé de substance de réserve et chargé d'hormones.
Cuve.
Figure 12 : Le respect de l'œil terminal est capital : il assure une fructification directement fixée sur le canal de la sève.

[1] M. Lagaude : Bulletin de la Société Pomologique de France, février 1951, p. 31.

[2] Contrairement à ce qu'imaginent certains professionnels, novices en arboriculture, la variété greffée ne change pas pour autant : la William's reste William's, si William's on a greffé : seul son système radiculaire de départ, celui du porte-greffe, s'en trouve affecté ; le système radiculaire nouveau, dû à l'affranchissement, l'aide, le soutient, et parfois le supplante et se substitue à lui, qui finit par disparaître : l'affranchissement est alors total, parfait.

[3] Sujets porte-greffe pour arbres fruitiers. Vilvorde, 1946.

[4] En conclusion d'expériences toutes récentes, on assimilait les divers groupes de racines aux lobes du cerveau, dont chacun a sa fonction spéciale ; celles du collet présideraient à la fructification : on en voulait pour preuve l'infertilité du l'arbre dont on stérilise la terre qui les alimente, et son retour à la fructification lorsqu'on restitue au sol sa vie bactérienne à cet endroit. (Bull, du B.E.S.T. mai 1952 : Expérience de M. Coanda.)

[5] Jean Bret : L'affranchissement des poiriers. Pomologie française, juillet 1943, p. 97 : « … les fruits sont exquis… ils font prime sur les marchés… »
L. Chasset : Le mystère de l'affranchissement, décembre 1946, p. 162. Ibid. : « … les fruits ont le volume et la qualité de ceux récoltés normalement sur le seul cognassier. »
A. Louis : Nouveau traité d'Arboriculture fruitière, 1944, p. 49 : « … les fruits de poiriers « affranchis » sont aussi bons et généralement plus gros que ceux des poiriers greffés sur cognassier ». Même remarque dans :
A. Bry : Une technique discutée… : l'affranchissement. » Bulletin technique d'Information, 1949, p. 10.

[6] La France Agricole, n° 379, 3-9 octobre 1952, p. 6. (Cf. page 140, note 2).

[7] Les sources de rendement des cultures fruitières. Dunod, 1945.